jeudi 14 juillet 2011

La Chine, nouvelle frontière des Africains

Journal Le Soir
13/07/2011
Colette Braeckman

Si les Chinois sont nombreux à venir travailler en Afrique, de plus en plus d’Africains vont faire leur business en Chine. C’est le cas des Congolais de Guangzou, sud du pays, qui achètent tout ce que la Chine peut fabriquer et qu’ils expédient ensuite par bateau jusqu’à Matadi avant de revendre le tout à Kinshasa.
Seule la foi est une monnaie céleste, hurle le pasteur, aussitôt traduit en anglais, le diable ne craint jamais l’argent, même si tu as beaucoup voyagé, si tu as beaucoup de paquets… »

Dans l’assistance, composée de quelque 200 Africains réunis à l’initiative de l’Eglise « la Puissance de Dieu », Marijo se recueille, méconnaissable dans sa sobre tenue, pantalon noir et tunique de soie blanche tandis que Junior, élégant et grave dans son costume immaculé, se prépare à distribuer, dès la fin de la cérémonie, des CD sur lesquels il a gravé les meilleurs de ses discours. Lorsque le prêche, long et enflammé, se termine, l’assistance salue Jacques, le Camerounais, qui vient de ramener de Douala sa jeune épouse, et le pasteur bénit le jeune couple en souhaitant que d’autres suivent son exemple, se marient en terre de Chine et y fassent des enfants.

Car nous ne sommes pas à Kinshasa dans les locaux d’une Eglise du réveil, mais à Guangzou, anciennement dénommée Canton, capitale commerciale de la Chine.

La réunion se passe sur le toit d’un immeuble de 22 étages, qu’il faut rejoindre par l’escalier de service, car l’ascenseur réservé aux clients de l’hôtel s’arrête deux paliers plus bas. La pièce est hermétiquement dissimulée aux regards par des rideaux rouges, la porte ne s’ouvre qu’avec parcimonie et, de toute évidence, il s’agit d’une réunion totalement privée.

Junior refuse de parler de catacombes en plein ciel mais explique tout de même que « pour les Chinois, c’est très simple : soit vous croyez en Mahomet et on vous envoie à la mosquée, soit vous vous réclamez de Jésus, et on vous envoie à la cathédrale, que vous soyez catholique, protestant ou membre d’une Eglise évangélique. Nous, nous avons préféré nous cotiser et louer ce petit local privé, non loin de Xiao bei, le point de rassemblement des Africains de Guangzou. » Ce qu’il ne précise pas, c’est qu’aux termes de l’arrangement conclu avec les autorités, les Chinois ne sont pas admis à ces cérémonies religieuses, dont la fréquentation est exclusivement limitée aux étrangers.

La cérémonie terminée, Marijo nous invite chez elle, un coquet trois-pièces au rez-de-chaussée d’un gratte-ciel immense et cranté de terrasses sur lesquelles le linge sèche et se balance. Derrière la porte vitrée, on devine un petit jardin, entretenu avec soin ; la télévision, allumée dès que quelqu’un pénètre dans la pièce, retransmet des concerts enregistrés à Kinshasa. Lorsque nous nous enfonçons dans les vastes fauteuils de cuir blanc, Marijo soupire : « Ici, je me sens chez moi, autant qu’à Bandal (une commune de Kinshasa). J’ai réussi à faire mon trou. »

Un billet beaucoup moins cher que vers l’Europe
Arrivée il y a trois ans, Marijo s’est installée à Guangzou, et la jeune femme met ses compétences au service de ses compatriotes de passage : « Puisque j’ai appris à parler le chinois, je les aide à faire leurs courses, je leur indique les bonnes adresses. Et surtout, je les loge dans mes deux petites chambres d’amis. Au lieu d’aller à l’hôtel, les Congolais préfèrent séjourner chez moi, c’est moins cher et surtout plus familial. Leurs colis sont en sécurité et on peut faire la cuisine comme au pays. »

Si les Congolais qui débarquent en Chine sont séduits par la simplicité des formalités (le visa est accordé en deux jours et le billet, via Nairobi ou Dubaï, coûte beaucoup moins cher que les destinations européennes), en revanche ils ne s’habituent guère à la nourriture. « Certes, on trouve, durant toute l’année les mêmes fruits que chez nous », relève Marijo, « des mangues, des papayes mais ils sont trop gros, n’ont aucun goût… C’est pourquoi j’essaie de cuisiner à la maison, le prépare des plats qui ressemblent à ceux de chez nous… Avec l’équivalent de 50 dollars, un compatriote peut tenir dix jours, et les économies ainsi réalisées lui permettent de faire plus de courses. »

Elle assure qu’héberger des gens chez elle ne pose pas de problème particulier : « Il suffit de déclarer au gardien de l’immeuble la présence d’invités. »

Junior se montre plus circonspect. Lui aussi, il héberge des compatriotes et leur rend de menus services, le logement, les courses, l’expédition des colis.

Son appartement impeccable et minutieusement rangé, installé au 32e étage d’un immeuble, il le considère désormais comme sa « maison » : « C’est comme si on avait mis, en hauteur, tout un quartier de Kinshasa, par exemple celui du quartier de N’Djili d’où je viens. Lorsque je ferme ma porte blindée, et que, depuis mon petit balcon, je regarde le fleuve en contrebas, j’ai le sentiment d’une sécurité absolue. Je sais que personne, jamais, n’essaiera de forcer l’entrée. Mais je suis prudent, je respecte les règles : ici, il faut payer son loyer avant la fin du mois, sinon en moins de huit jours vous êtes dehors. Il faut aussi signaler les visiteurs et les hôtes de passage aux responsables de l’immeuble, qui ne perdent rien de vos faits et gestes. Il ne faut jamais oublier qu’il y a des caméras partout, dans le jardin, dans l’entrée de l’immeuble, dans le métro… C’est ce qui explique pourquoi il y a aussi peu d’agressions, tout ici est enregistré. Même si vous ne vous en rendez pas compte, vous êtes suivi. Les Chinois sont stricts, ils ne plaisantent pas avec la sécurité… Ils sont courtois, mais si vous avez une algarade et qu’ils ont l’impression que c’est la Chine que vous insultez, alors ils vous tombent dessus en groupe et vous passez un mauvais quart d’heure. »

Il y a déjà sept ans que Junior s’est lancé dans l’aventure : « Auparavant, je vendais des pneus à N’Djili. Un jour, une femme m’a conseillé de ne pas chercher, comme tant d’autres, à gagner l’Europe, mais de tenter ma chance en Chine. Je me suis d’abord retrouvé à Hong Kong, mais la vie était trop chère. C’est ainsi que je me suis retrouvé à Guangzou, après avoir traversé Shenzen, l’usine du monde, où un demi-million de Chinois produisent des ordinateurs ». Au début, un de mes interlocuteurs chinois a essayé de me décourager. Il me demandait : « Mais que faites-vous ici ? Nous, nous n’avons rien, même si nous fabriquons tout… C’est de chez vous, au Congo, que viennent les minerais dont nous avons besoin, le coltan que nous mettons dans ces portables que vous venez acheter… Pourquoi ne développez-vous pas vous-mêmes l’Afrique ? »

A cette question, Junior n’a pas de réponse. Tout ce qu’il sait, c’est qu’à Guangzou, il a creusé son trou : « J’ai d’abord exporté des pneus comme prévu, puis j’ai répondu aux commandes qui venaient de Kinshasa, des ordinateurs, des GSM, des vêtements. J’ai fini par apprendre le chinois, à le parler en tout cas, et, comme Marijo, j’accueille et je conseille mes compatriotes qui sont de plus en plus nombreux à faire le voyage. A tout moment, je vois arriver des femmes qui se présentent comme les deuxième ou troisième bureaux de personnalités importantes, elles amènent quelquefois 10.000 dollars dans leur sac à main. Je les guide pour acheter des iPhone, des sacs, des vêtements… »

Le lendemain, Marijo m’accompagne à Xefanbelu, le quartier général des sacs de dame et des bagages de cuir. Elle se marre : « C’est le monde à l’envers : désormais si une dame française se promène avec un sac Vuitton, dont elle a payé le vrai prix, tout le monde croira qu’elle l’a acheté en Chine, pour moins de 100 dollars. »

Devant le paradis des sacs de luxe, véritable supermarché pour monomaniaques, une banderole rouge rappelle cependant que la Chine est désormais décidée à lutter contre la contrefaçon. La preuve : à Guanxi Lu, un autre quartier fréquenté par les Africains, l’empire des vêtements, nous avons vu les magasins de chaussures baisser leurs volets en moins d’une minute. En toute hâte, les boutiquiers remplissaient des ballots avec des chaussures pour hommes, pointues et bicolores, les préférées des sapeurs de Brazzaville et de Kinshasa, les échoppes se fermaient avant que n’arrivent des policiers, circulant avec une sage lenteur bien calculée…

Ni Junior ni Marijo n’envisagent de rester toute leur vie en Chine. « C’est pour le business qu’on est ici, pas question de s’éterniser. Dès que ce sera possible, on rentrera au pays : nous aussi, nous en avons un… Les Chinois nous traitent correctement pour autant que nous respections leurs règles, mais entre nous, il n’y a pas de vraie amitié, seulement de l’intérêt… Si nous sommes ici, c’est parce que les Belges nous ont abandonnés, et cela alors que Dieu avait donné le Congo à la Belgique, comme un gâteau. »

« Ici, au moins, on ne jette pas les migrants à la mer »

Ami de Junior, Jean-Bedel se prépare à rentrer au pays et assure que des sociétés chinoises lui ont fait des offres à Lubumbashi. Il est arrivé en Chine voici trois ans, doté d’une bourse d’études et a passé deux ans à apprendre à lire et écrire le chinois.

La troisième année a été consacrée au management, avec une spécialisation à Hong Kong, la Belgique lui ayant refusé le visa. Au Katanga ou ailleurs, il est sûr de pouvoir être utile à son pays, de pouvoir jouer l’interface entre ses compatriotes et les nouveaux amis du Congo.

Pour engager la conversation avec Serge, il nous a suffi de commenter le site francophone qu’il regardait, bien installé dans un cyber : il suivait avec attention les drames des migrants au large de Lampedusa et ne s’est guère fait prier pour nous assurer qu’en prenant le chemin de la Chine, il avait fait le bon choix. « Ici au moins, on ne jette pas les migrants à la mer… »

Voici deux ans cependant, alors que Guangzou comptait plus de 200.000 migrants africains, une vaste opération a diminué ce nombre de moitié. Serge s’en souvient : « Une bonne partie d’entre eux étaient des Nigérians, ils s’adonnaient au commerce de la drogue. Lorsque l’un de ceux-ci, poursuivi par la police, trouva la mort en se jetant du toit d’un immeuble, les autorités prirent des mesures radicales. Tous ceux qui n’étaient pas en règle devaient soit payer des amendes calculées par jour d’infraction, soit accepter d’être renvoyés dans leur pays, aux frais de la Chine. C’est ainsi que des dizaines de milliers de Nigérians reprirent le chemin du retour. »

Serge est arrivé en Chine pour « se refaire ». Commerçant, il vendait du ciment à Kinshasa et lorsque son camion se renversa sur la route de Matadi, tuant deux « par colis » des clandestins accrochés à la ridelle, il fut obligé de payer des amendes colossales.

Depuis lors, il fait la navette entre le Congo et la Chine. Lorsque nous l’accompagnons dans ses courses, c’est pour constater combien sa technique est simple : il commence par acheter un congélateur de taille imposante. Puis il s’affaire à le remplir : portables, iPhone et tablettes qu’il revendra trois fois leur prix, articles électroménagers, chaussures, vêtements pour caler les paquets.

Dans leur genre, les Chinois avec lesquels Serge négocie sont honnêtes : à côté des « originaux » – les articles authentiques, presque aussi chers qu’en Europe – s’alignent les copies. Et les commerçants, prix inscrit sur leur calculette, spécifient s’il s’agit de copie de première, deuxième ou troisième qualité.

Lorsque le congélateur est rempli, Serge se rend chez un transporteur. A Xiao bei, plusieurs magasins affichent, en français et en anglais, les prix pratiqués pour Matadi ou Pointe-Noire.

« La traversée dure 45 jours. Lorsque je sais que le bateau est presque arrivé, je prends l’avion pour le Congo et vais attendre ma cargaison au port. A Matadi, assure Serge, les fonctionnaires sont trop gourmands. A Pointe-Noire, je cède l’un ou l’autre portable aux douaniers et le congélateur sort sans avoir été ouvert. » Pièce par pièce, la cargaison est alors vendue. Serge donne un peu d’argent à la famille, rembourse ses créanciers et repart…

Il nous promène dans les supermarchés où s’étalent déjà les vêtements qui feront la mode de l’automne prochain et, devant les costumes de sapeurs, les robes à frous-frous, il réussit encore à s’émerveiller : « Grâce à la Chine, les Africains sont désormais bien habillés, à la dernière mode et à moindre prix… Tout ce dont nous rêvions, nous pouvons désormais l’acheter. »

Et de conclure, avec un mince sourire : « Toute cette friperie, ces vêtements d’occasion qui venaient d’Europe, plus personne n’en veut. Vos vieilleries, comme votre charité, dites-vous bien que c’est fini, nous avons trouvé le chemin de la Chine… »

itinéraire
Une semaine avec les Congolais de Chine
La province du Guangdong (sud), est considérée comme l’« usine du monde ». Dans les bassins industriels établis autour de Guangzou, la capitale, des millions de travailleurs migrants, les « mingongs » venus de régions plus pauvres, sont voués à la production de tous les biens de consommation imaginables. Mais la révolte gronde, contre les bas salaires, les discriminations, les horaires de travail et les émeutes sont de plus en plus fréquentes.
Les Africains, eux, sont des dizaines de milliers à prendre le chemin de Guangzou. Non pour y travailler ou s’y établir, mais pour commercer : ils achètent, à des prix défiant toute concurrence, des articles qui sont souvent des copies et les renvoient dans leur pays.
Si les Chinois sont souvent accusés d’envahir l’Afrique, le mouvement va dans les deux sens…

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