03.07.2013
Par Brigitte Salino
Dieudonné Niangouna et Stanislas Nordey à Avignon en juillet 2012.
CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE
La scène se passe en septembre 2012, au Congo-Brazzaville. Stanislas Nordey est avec l'auteur et metteur en scène Dieudonné Niangouna, qui le présente à ses copains d'un "C'est notre frère". Les copains éclatent de rire. On les comprend. Quand on voit Stanislas Nordey, il est difficile de ne pas penser à son père, le cinéaste Jean-Pierre Mocky, dont il a les traits slaves. Mais son teint pâle est irrigué de sang noir : son arrière-grand-père maternel était un Africain qui fut embarqué à Pointe-Noire pour devenir esclave en Martinique. De quel pays venait-il ? Dans la famille, personne ne le sait vraiment, mais la légende veut que ce soit du Congo. Quand il fut affranchi, cet ancêtre reçut le nom de son "propriétaire", un descendant de l'amiral Rodney. Au fil du temps, le nom se transforma en Nordey, et les Nordey s'installèrent en métropole.
Jusqu'à aujourd'hui, Stanislas Nordey ne parlait pas de cette histoire. Non qu'il voulait la cacher. Elle lui appartenait en propre, et il ne tenait pas à en faire état. Comme celle de son père, en somme, mais pour de tout autres raisons. De Jean-Pierre Mocky, son fils porte le patronyme sur son passeport : Mokiejewski. Mais les liens s'arrêtent là. Stanislas Nordey n'a jamais cherché à retrouver les traces de la famille aristocratique paternelle en Pologne. Il évoque en riant son grand-père, arrivé à Nice dans les années 1920, et claquant sa fortune au casino, comme dans les romans de la belle époque de la Riviera... Quand sa mère, la comédienne Véronique Nordey, a quitté la très grande aisance bourgeoise dans laquelle elle vivait auprès de Jean-Pierre Mocky, Stanislas avait 5 ans. La rupture fut quasi définitive, et, quarante ans plus tard, l'opinion sur le père n'est pas loin de l'être : "Il y a des artistes intéressants qui ne sont pas forcément des hommes intéressants."
"Mais je suis content de ressembler à mon père, reconnaît Stanislas Nordey, parce que, à 80 ans, il reste plutôt bel homme. Enfant, ce n'était pas le cas. Ça peut paraître absurde, ce que je vais dire, mais je ressentais une tristesse profonde quand je regardais mon corps. Je ne le comparais jamais à celui de mes camarades, mais à celui des Africains. Et je me sentais complexé. J'ai des cousins qui ont des cheveux crépus, et les frères et sœurs de ma mère sont pour la plupart métis. Elle, elle était blonde ; cela explique que je ne porte rien de la part noire de la famille, sinon une histoire qui a nourri tout mon imaginaire et qui éclaire, par exemple, mon engagement au côté des sans-papiers, au moment de l'occupation de l'église Saint-Bernard, à Paris, en 1996. Personne, à l'époque, ne savait d'où je venais. Sauf moi. Mais je ne pouvais pas ne pas être là, avec les "exploités, les humiliés, les offensés", comme le dit Hans, le personnage que je joue dans Par les villages."
Il en va toujours ainsi dans une conversation avec Stanislas Nordey : une histoire en appelle une autre, la chronologie n'est pas celle du temps, mais du travail, des amours et des engagements. De toute façon, seul le présent intéresse cet homme de 46 ans à l'intelligence joyeuse, ce "garçon", a-t-on envie de dire, tant il y a chez lui quelque chose d'inentamé, une force qui le porte à ne rien regretter, une relation avec la mort qui le pousse à considérer celle des proches non comme un poids, mais comme une ouverture sur d'autres rencontres, et un désir de vivre dans le plaisir, avec orgueil et sensualité. Cette façon d'être doit beaucoup à sa mère, que Stanislas Nordey appelle "Véronique", et à qui il a voulu rendre un hommage en prenant son nom.
Elle avait renoncé à sa carrière d'actrice et vivait de petits jobs quand son fils lui a demandé de lui donner des cours de théâtre. C'était à la fin du lycée, Stanislas Nordey avait décidé qu'il serait comédien. Pour le former, sa mère a ouvert un cours, qu'elle dirige toujours. Puis elle a repris du service sur le plateau, quand son fils est devenu metteur en scène, c'est-à-dire très tôt. Dès sa sortie du Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris, en 1991, le jeune Nordey a choisi de diriger plutôt que d'être dirigé : il n'avait pas envie d'être dépendant du désir des autres, et se sentait trop impatient pour, dit-il, "attendre dix ans, en faisant des choses plus ou moins passionnantes, avant de travailler avec des metteurs en scène qui [le] feraient grandir".
Jusqu'à aujourd'hui, Stanislas Nordey ne parlait pas de cette histoire. Non qu'il voulait la cacher. Elle lui appartenait en propre, et il ne tenait pas à en faire état. Comme celle de son père, en somme, mais pour de tout autres raisons. De Jean-Pierre Mocky, son fils porte le patronyme sur son passeport : Mokiejewski. Mais les liens s'arrêtent là. Stanislas Nordey n'a jamais cherché à retrouver les traces de la famille aristocratique paternelle en Pologne. Il évoque en riant son grand-père, arrivé à Nice dans les années 1920, et claquant sa fortune au casino, comme dans les romans de la belle époque de la Riviera... Quand sa mère, la comédienne Véronique Nordey, a quitté la très grande aisance bourgeoise dans laquelle elle vivait auprès de Jean-Pierre Mocky, Stanislas avait 5 ans. La rupture fut quasi définitive, et, quarante ans plus tard, l'opinion sur le père n'est pas loin de l'être : "Il y a des artistes intéressants qui ne sont pas forcément des hommes intéressants."
"Mais je suis content de ressembler à mon père, reconnaît Stanislas Nordey, parce que, à 80 ans, il reste plutôt bel homme. Enfant, ce n'était pas le cas. Ça peut paraître absurde, ce que je vais dire, mais je ressentais une tristesse profonde quand je regardais mon corps. Je ne le comparais jamais à celui de mes camarades, mais à celui des Africains. Et je me sentais complexé. J'ai des cousins qui ont des cheveux crépus, et les frères et sœurs de ma mère sont pour la plupart métis. Elle, elle était blonde ; cela explique que je ne porte rien de la part noire de la famille, sinon une histoire qui a nourri tout mon imaginaire et qui éclaire, par exemple, mon engagement au côté des sans-papiers, au moment de l'occupation de l'église Saint-Bernard, à Paris, en 1996. Personne, à l'époque, ne savait d'où je venais. Sauf moi. Mais je ne pouvais pas ne pas être là, avec les "exploités, les humiliés, les offensés", comme le dit Hans, le personnage que je joue dans Par les villages."
Il en va toujours ainsi dans une conversation avec Stanislas Nordey : une histoire en appelle une autre, la chronologie n'est pas celle du temps, mais du travail, des amours et des engagements. De toute façon, seul le présent intéresse cet homme de 46 ans à l'intelligence joyeuse, ce "garçon", a-t-on envie de dire, tant il y a chez lui quelque chose d'inentamé, une force qui le porte à ne rien regretter, une relation avec la mort qui le pousse à considérer celle des proches non comme un poids, mais comme une ouverture sur d'autres rencontres, et un désir de vivre dans le plaisir, avec orgueil et sensualité. Cette façon d'être doit beaucoup à sa mère, que Stanislas Nordey appelle "Véronique", et à qui il a voulu rendre un hommage en prenant son nom.
Elle avait renoncé à sa carrière d'actrice et vivait de petits jobs quand son fils lui a demandé de lui donner des cours de théâtre. C'était à la fin du lycée, Stanislas Nordey avait décidé qu'il serait comédien. Pour le former, sa mère a ouvert un cours, qu'elle dirige toujours. Puis elle a repris du service sur le plateau, quand son fils est devenu metteur en scène, c'est-à-dire très tôt. Dès sa sortie du Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris, en 1991, le jeune Nordey a choisi de diriger plutôt que d'être dirigé : il n'avait pas envie d'être dépendant du désir des autres, et se sentait trop impatient pour, dit-il, "attendre dix ans, en faisant des choses plus ou moins passionnantes, avant de travailler avec des metteurs en scène qui [le] feraient grandir".
Dieudonné Niangouna, Stanislas Nordey (à gauche), artistes associés,
avec Hortense Archambault et Vincent Baudriller (à droite), directeurs,
autour de l'affiche du 67e Festival d'Avignon, le 18 mars 2013.
AFP/ANNE-CHRISTINE POUJOULAT
avec Hortense Archambault et Vincent Baudriller (à droite), directeurs,
autour de l'affiche du 67e Festival d'Avignon, le 18 mars 2013.
AFP/ANNE-CHRISTINE POUJOULAT
Ainsi s'ouvre un chapitre placé sous le signe de la grâce et de la chute, de la passion et de la polémique. La grâce porte un nom : Pier Paolo Pasolini, dont la découverte du "théâtre de parole" fonde le théâtre qu'aime et pratique Nordey. Cela donne, dans ces années 1990 où PPP n'est pas particulièrement joué, des réussites flamboyantes : Bête de style (1991), Calderon (1993) et Pylade, en 1994. Cette même année, un sommet est atteint avec un spectacle resté dans les annales du Festival d'Avignon : la création de Vole mon dragon, une pièce d'Hervé Guibert. Les producteurs deviennent fous, parce que, chaque jour, à l'issue des répétitions, Stanislas Nordey annonce que, de trois heures, le spectacle est passé à cinq, puis à six, puis à sept... Finalement, ce seront neuf heures, une histoire magnifique, un dialogue entre comédiens entendants et sourds, et, aux saluts, Adamo chantant Tombe la neige en japonais... Quelques heures plus tard, Avignon ne parlait plus que de Nordey. "C'était trop pour moi, se souvient-il, parce que je n'étais pas l'auteur, mais l'artisan d'un spectacle collectif."
Quatre ans plus tard, voilà Nordey à Saint-Denis. Valérie Lang et lui ont été nommés codirecteurs du Théâtre Gérard-Philipe (TGP). Ils ont le même âge, 32 ans, ils vivent ensemble, et ils entendent mener une révolution, le théâtre citoyen : ouverture tous les jours de l'année, tarif unique, actions intensives auprès des Dyonisiens, que l'équipe va évangéliser dans les montées d'immeubles. Il y a une belle utopie dans cette démarche qui porte haut l'idée du service public. Mais, dans la pratique, elle se traduit par une radicalité arrogante, que Stanislas Nordey reconnaît aujourd'hui. "C'est vrai qu'on était décidés à ne pas s'écarter d'un millimètre de nos principes. L'un d'eux était : tout le monde paie sa place, même ma mère. Je me souviens du jour où Catherine Trautmann, qui était ministre de la culture, est venue au TGP. Elle a sorti ses 50 francs, comme tout le monde. Je pense que dans l'histoire du théâtre public, c'est la seule fois où un ministre a payé. J'étais très fier de ça."
L'expérience durera trois ans et se soldera par une faillite retentissante du TGP. Stanislas Nordey ne regrette pas d'avoir essayé, et échoué : "On a posé énormément de bonnes questions. On l'a fait d'une manière bordélique et prétentieuse, mais avec une certaine tendresse, aussi. A un moment donné, on a bien le droit d'être bordélique et prétentieux. Aujourd'hui, je poserais les questions sur le théâtre public de la même manière. Mais je modulerais, je mettrais un peu plus les formes. Cette histoire du TGP, on l'a menée avec l'insolence de nos 30 ans. Et c'était bien."
LA PASSION DE L'ENSEIGNEMENT
Depuis, Stanislas Nordey n'a pas repris de théâtre. Il a enseigné, avec passion, à l'école du Théâtre national de Bretagne, à Rennes, de 2000 à 2012. Il a continué à mettre en scène, en particulier Didier-Georges Gabily, qui reste un phare pour sa génération. Puis, peu à peu, il a opéré un tournant vers le métier d'acteur, avec Anatoli Vassiliev, Wajdi Mouawad, Falk Richter ou Pascal Rambert.
A Avignon, où Nordey est cette année artiste associé du Festival, avec Dieudonné Niangouna, il conjugue les deux : il joue et met en scène Par les villages, de Peter Handke, dans la Cour d'honneur du Palais des papes, où il fait ses grands débuts. Il a bien failli ne pas les faire : beaucoup de producteurs l'ont lâché en rase campagne quand ils ont appris qu'il voulait monter une pièce de Peter Handke. Pour eux, il y avait deux écueils : les longs monologues de Par les villages, et les prises de position pro-serbes de l'écrivain autrichien. En 2006, Marcel Bozonnet, l'administrateur général de la Comédie-Française, avait déprogrammé une pièce de Handke, Voyage au pays sonore ou l'art de la question, parce que son auteur avait assisté aux obsèques du Serbe Slobodan Milosevic, accusé de "crimes de guerre", "crimes contre l'humanité" et "génocide". Une énorme polémique avait éclaté, dans toute l'Europe.
Stanislas Nordey avait soutenu l'écrivain, comme Elfriede Jelinek ou Harold Pinter. Il continue aujourd'hui, en vertu du même principe : "La force de la littérature est première. Même s'il y a un grand point d'interrogation sur l'attitude de Handke au moment de la guerre en ex-Yougoslavie, ce grand point d'interrogation porte sur l'homme, pas sur l'écrivain. Il ne me permet pas de décider qu'une de ses pièces doit être censurée. Surtout Par les villages, qui a été écrite en 1981, et qui offre un chant d'humanité comme peu d'écrivains peuvent en composer. C'est ce que j'ai expliqué aux producteurs. J'étais à deux doigts du découragement, quand Hortense [Archambault, directrice administrative du festival] et Vincent [Baudriller, directeur artistique] m'ont dit : même si on a du mal à boucler le spectacle, on le fait." Ainsi fut-il.
Brigitte Salino
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