18.08.2013
Par Francis Pisani
En Afrique du Sud, les élèves étudient l'anglais et
les mathématiques sur leur téléphone portable.
AFP/Stéphane de Sakutin
Avec 650 millions d'unités, l'Afrique a dépassé les Etats-Unis et l'Europe en nombre de téléphones mobiles. Voilà un appareil qui lui permet d'éviter l'installation très coûteuse et souvent difficile de lignes fixes. Les anglophones utilisent volontiers l'image du jeu de saute-mouton (leapfrog) pour parler de l'avancée de cette technologie sur le continent africain. Mais le plus important est peut-être que cette nouvelle donne permet et requiert à la fois la coopération (pas toujours facile) des gouvernements, du secteur privé, des ONG et des individus. Cette situation préfigure une sorte de nouveau contrat social dans lequel les initiatives qui viennent d'en haut et celles qui viennent d'en bas sont amenées à une interaction plus fréquente.
Voir l'infographie : Le boom du portable en Afrique
Le cas du transfert d'argent par mobile en est une bonne illustration. "Un grand nombre de Kényans vivent dans les grandes villes et envoient de l'argent chaque semaine à leurs parents restés à l'intérieur du pays", explique Waceke Mbugua, responsable marketing et communication de Safaricom, le premier opérateur kényan en télécommunications. "Ne disposant pas de compte en banque, ils devaient porter l'argent eux-mêmes ou confier une liasse de billets à un chauffeur de bus pour qu'il la remette à un proche, une fois que le bus arrivait au village." Afin de pallier cette difficulté, Safaricom a lancé en 2007 M-Pesa (pesa veut dire argent en swahili) avec l'aide de Vodaphone et du gouvernement britannique. Aujourd'hui, 17 des 19 millions de Kénians ont un compte M-Pesa. Ce qui leur permet de payer les légumes au marché, l'électricité de la maison ou l'école des enfants. Cela facilite également la dynamique économique. Selon l'Institut Gallup, 66 % des transferts d'argent effectués au Kenya se font par mobile (2 % par les banques) et le continent est en tête pour ce genre de transaction. Les banques, prises au dépourvu au Kenya – où Safaricom a bénéficié de l'attitude bienveillante du gouvernement –, ont fait en sorte de bloquer l'adoption de solutions comparables dans d'autres pays.
Les soulèvements tunisien et égyptien de 2011 ont à tort été qualifiés de révolutions Twitter ou Facebook. "Il est simplificateur de donner tout le crédit aux moyens de communication online, affirme Rami Raouf, qui a participé à la transmission des témoignages visuels sur les événements de janvier au Caire. La plupart des gens ne savaient même pas que Facebook et Twitter existaient, ou alors il n'avaient pas de smartphones."
Cependant, personne ne conteste que les protestataires – pour la plupart jeunes chômeurs urbains – ont fait bon usage des téléphones mobiles dont ils disposaient dans des proportions plus élevées que le reste de la population. Grâce à ceux-ci, ils ont pu s'organiser, se convaincre qu'ils étaient nombreux dans les rues et informer le monde sur ce qui se passait chez eux.
Un peu plus au sud, en 2007, une poignée de geeks et d'activistes kényans s'étaient dotés d'Ushahidi ("témoignage" en swahili), une plate-forme de logiciels libres permettant à tout citoyen de signaler des fraudes lors du dépouillement du scrutin présidentiel. Bel exemple de la puissance de l'appel aux internautes (crowdsourcing), Ushahidi a été utilisé 25 000 fois dans le monde depuis sa création. Cette innovation technologique africaine a permis, après le tsunami de Fukushima, et grâce aux SMS et à son application mobile, de signaler les points dangereux ou détruits, ainsi que les postes de secours. Ushahidi sert à dénoncer les cas de corruption au Nigeria ou de harcèlement sexuel en Egypte.
Pour autant, peut-on en conclure que l'accès à Internet et la téléphonie mobile sont utiles au développement ? Les sceptiques ne manquent pas, au premier rang desquels Bill Gates, dont la fondation est active en Afrique. Dans un entretien publié le 8 août par Bloomberg Business-week, il a critiqué le projet Loon, l'initiative de Google visant à doter les pays en développement d'un accès à Internet au moyen d'un réseau de ballons circulant à plus de 20 000 m d'altitude. Une idée absurde pour le fondateur de Microsoft, qui a constaté : "Quand vous avez le palu, regarder en l'air et voir des ballons connectés n'est pas ce qui va vous aider à vous soigner." C'est de bonne guerre entre rivaux commerciaux, mais Erik Hersman, fondateur d'Ushahidi, s'en est pris à sa vision simpliste sur son blog, WhiteAfrican : "Oui, nous avons besoin de solutions pour le paludisme, d'une meilleure formation des enseignants et de meilleures écoles. Oui, nous avons besoin que les enfants aient accès à des ordinateurs plus tôt et d'une meilleure connectivité Internet à travers le continent. Chacun peut explorer une de ces deux pistes sans accabler ceux qui choisissent l'autre."
En mai, Bill Gates avait reproché à un ouvrage de l'économiste zambienne Dambisa Moyo intitulé Dead Aid de "promouvoir le mal", parce qu'elle y critique l'aide internationale. Et le "Bill Gates africain" semble d'accord. Il y a quelques mois, le Ghanéen Herman Chinery-Hesse, qui a gagné cette appellation en faisant fortune grâce à la vente de logiciels, m'a montré ShopAfrica53.com, un portail qu'il a créé pour que petits entrepreneurs et artisans vendent directement leurs produits au reste du monde, en précisant : "Ça prendra du temps, mais ça sera plus efficace que tout ce que l'aide aura pu faire pendant ce temps. Je ne connais aucun pays qui se soit développé grâce à l'aide."
A l'autre extrême du dispositif Etat/secteur privé/activistes, j'ai trouvé Marlon Parker dans la ville du Cap. Vivant dans un quartier où il était plus facile pour les jeunes de vendre de la drogue que de trouver un emploi, il se mit en tête de leur montrer comment raconter digitalement leur histoire. Pour faciliter le travail des mentors chargés de les aider à s'en sortir, Marlon Parker a développé Jamiix, une application qui permet de gérer jusqu'à 300 échanges à l'heure.
Ce service est utilisé par Mxit, le plus grand réseau social d'Afrique du Sud et du continent, et dans 18 pays dont la Grande-Bretagne et la Finlande. L'Organisation mondiale de la santé l'a adopté, l'Indonésie s'en sert pour les échanges après un tremblement de terre ou un tsunami. Activiste au départ, Marlon Parker est devenu un entrepreneur reconnu. Il s'est fixé comme objectif d'avoir, de son vivant, un impact positif sur la vie de 2 milliards d'individus grâce à la technologie.
Tout cela n'aurait aucune valeur si les Africains n'avaient pas de téléphone mobile. Toutefois, il s'avère difficile d'évaluer le taux réel d'équipement. On peut estimer qu'en Afrique, sur les 650 millions de cellulaires, 90 % correspondent à des téléphones de base pour lesquels l'usage du SMS est prédominant. Les smartphones représentent (avec des différences significatives d'un pays à l'autre) moins de 2 %, et les téléphones numériques, avec accès à l'Internet, le reste.
Les six premiers marchés africains ont plus de 30 millions d'abonnés, avec de grandes disparités. Si le taux de pénétration est de près de 90 % au Sénégal, où un projet pilote permet aux parents de déclarer la naissance de leurs enfants par SMS, il est à peine de 7 % en Erythrée. Partout, pourtant, le mobile est l'instrument de choix pour accéder au Net. Exemple parmi d'autres : 58 % du trafic Internet au Zimbabwe est mobile, contre 10 % à l'échelle mondiale.
L'Afrique a beau avoir deux fois plus de cartes SIM que les Etats-Unis, la téléphonie mobile ne fait pas le développement. Mais "l'enthousiasme du continent africain pour la technologie stimule la croissance", remarquait l'hebdomadaire britannique The Economist en décembre 2011. François Bar, professeur de communication à l'université de Californie du Sud, qui a participé à plusieurs recherches sur le sujet, nous a d'ailleurs indiqué que "la plupart des études montrent que l'introduction de la téléphonie mobile transforme les structures économiques et sociales. Elle rend plus efficaces les échanges existants et permet d'introduire de nouvelles formes d'organisation et de transaction".
Un récent rapport de la GSMA, la principale association d'opérateurs mobiles, montre qu'un doublement de l'utilisation du téléphone cellulaire pour l'accès aux données se traduit par une augmentation de 0,5 % du produit intérieur brut (PIB) par habitant. Le passage à la technologie 3G a lui aussi un effet positif mesurable : 0,15 % du PIB par habitant. Même la productivité augmente au bout d'un certain temps.
Mais le mobile peut-il changer la société ? C'est ce qu'essaie de faire – en même temps que beaucoup d'autres – l'entrepreneur social ghanéen Bright Simons avec mPedigree, un service qui s'occupe de vérifier si un médicament est légitime par simple envoi d'un SMS. Essentiel sur un continent où les faux représentent jusqu'à 30 % de ceux qui sont mis en vente et peuvent tuer.
"La promesse-clé de la téléphonie mobile est qu'elle peut alimenter l'émergence de nouveaux écosystèmes de création de valeur et de partage sans qu'il faille passer par l'expansion préalable d'une infrastructure matérielle lourde", nous confie Bright Simons par courriel. Mais même les initiatives venues d'en bas doivent contribuer à l'amélioration des infrastructures déficientes, les détourner s'il le faut.
C'est pour cela qu'en 2011, lors de notre passage par Accra, il m'avait déclaré : "Si Steve Jobs avait été africain, il aurait été un entrepreneur social..."
Francis Pisani
Francis Pisani
Blogueur, auteur, conférencier, il suit l'évolution des technologies de l'information et de la communication depuis 1994. Après avoir séjourné quinze ans dans la région de San Francisco, il vient de réaliser un "tour du monde de l'innovation". Le livre qu'il en tire sera mis en ligne par chapitre sur son blog "Winch5", hébergé par Lemonde.fr et sur Francispisani.net. Il est notamment l'auteur de "Comment le Web change le monde – L'alchimie des multitudes", en collaboration avec Dominique Piotet (Pearson, 2008).
"Vers un écosystème dominé par les services"
LE BOOM du mobile en Afrique subsaharienne peut-il modifier en profondeur l'économie de la région ? Pour l'entrepreneur social Ghanéen Bright Simons, fondateur de mPedigree.net, "en renforçant la connectivité, le mobile entraîne l'économie africaine vers un écosystème dominé par les services et l'éloigne d'une culture agraire, mais il le fait en contournant le stade de la fabrication industrielle que les réformateurs africains ont passé tellement de temps à essayer d'atteindre dans les années 1950 et 1960".
Cela favorise la multiplication des microservices sans toucher les grandes entreprises. Mais il y a "très peu de projets informatiques mobiles à grande échelle (...) Les infrastructures ont besoin d'être hackées", c'est-à-dire détournées de ce pourquoi elles ont été conçues par les geeks et les entrepreneurs sociaux.
Quant à Joël Nlepe, entrepreneur camerounais qui vient de rentrer à Douala après avoir travaillé pour Microsoft à Paris, il croit à l'émergence d'une industrie africaine des appareils électroniques. "Par exemple, des tablettes et téléphones mobiles sont fabriqués au Congo par VMK Tech et au Nigeria par le EncipherGroup. Le Camerounais Arthur Zang a, pour sa part, inventé Cardiopad, une tablette médicale à écran tactile." Venant d'Afrique du Sud, le Ubuntu Edge aspire à devenir un super téléphone qui devient PC quand on le connecte à un écran extérieur.
"LOURDEUR DE L'ETAT"
Originaire d'un pays dont une partie de la population a comme langue l'anglais et l'autre le français, Joël Nlepe estime que la différence de dynamisme entre l'Afrique anglophone et la francophone s'explique par "une question d'éducation, d'environnement et d'exposition au risque. En Afrique anglophone, il y a une conscience collective favorable à la réussite entrepreneuriale, contrairement à ce que l'on peut constater dans le monde francophone, où il y a beaucoup de salariat".
Karim Sy est le fondateur et animateur des Jokkolabs, espaces de cotravail installés à Dakar, Saint-Louis, Nanterre, Ouagadougou et Bamako. Pour lui, la différence entre ces deux Afrique est "clairement culturelle. Elle se doit à la lourdeur de l'Etat qui, dans l'espace francophone, est peu ouvert à soutenir le secteur privé, voire même à des approches public-privé. On y favorise les ONG qui sont parfois opposées à l'entrepreneuriat social, très peu compris. La culture de l'entrepreneuriat est plus ancrée en zone anglophone".
Plus largement, Karim Sy estime que "le retard de l'Afrique peut lui permettre de devenir le continent qui inventera un nouveau modèle de croissance inclusif et durable... si les politiques se réveillent. Le défi sera de canaliser cette énergie créatrice portée par la jeunesse pour qu'elle soit maîtrisée, contrairement à ce que l'on observe dans les "printemps arabes"".
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