vendredi 7 mars 2014

Nancy Cunard, passeuse d’Afrique

LeMonde.fr
07/03/2014
Par Véronique Mortaigne

Expositions au Musée du Quai Branly, 37, quai Branly, Paris 7e jusqu'au 18 mai 2014 : 

L'Atlantique noir, Nancy Cunard, Negro Anthology, 1931-1934. 
Bois sacré, initiation dans les forêts guinéennes, Mezzanine est et ouest


Portrait de Nancy Cunard, par Barbara Ker-Seymer (1930).
University of Texas, Austin Archives Nancy Cunard/The Estate of Barbara Ker-Seymer

La Britannique Nancy Cunard (1896-1965) fut l'amie de Tristan Tzara, le modèle de Man Ray et la compagne de Louis Aragon. Mais elle fut bien plus. L'exposition qui lui est consacrée au Musée du quai Branly n'est pas destinée à faire rêver sur un destin hors du commun. Elle place au centre de son propos la grande œuvre de cette Anglaise indisciplinée, "Negro Anthology", livre encyclopédique publié le 15 février 1934 chez l'éditeur londonien Wishart and Company : 850 pages consacrées à l'histoire de l'Afrique, de Madagascar et des Amériques noires, avec 385 illustrations et 250 articles écrits par cinquante-cinq auteurs recrutés parmi les meilleurs connaisseurs des situations coloniales ou dérivées des régimes d'oppression. 



Il s'agissait, selon Raymond Michelet, jeune collaborateur de Nancy Cunard et proche des surréalistes, de « montrer, démontrer que le préjugé racial ne repose sur aucune justification… que les Noirs avaient derrière eux… une longue histoire sociale et culturelle ». L'idée de l'ouvrage était venue à Nancy Cunard alors qu'elle exerçait à Paris le métier d'éditrice, appris avec Louis Aragon. Femme militante, journaliste, poète, viscéralement antifasciste, Nancy Cunard était née en 1896 dans un château médiéval du Leicestershire, d'un père riche héritier d'une famille d'origine américaine, et d'une mère née à San Francisco, une mondaine.


Quand éclate la première guerre mondiale en 1914, elle déménage à Londres, où sa mère tient salon. En 1924, elle s'installe à Paris, capitale des libertés artistiques. Dans son appartement de l'île Saint-Louis, « l'ogresse maigre, d'une beauté farouche », selon Marcel Jouhandeau, aimant les avant-gardes, les poètes, artistes, intellectuels des deux rives de l'Atlantique. En 1928, elle fonde Hours Press, une maison d'édition « qui s'intéresse à l'ethnographie – à l'art africain, océanien et des deux Amériques », aux tableaux modernes et aux œuvres surréalistes. Hours Press publie Whoroscope, le premier texte de Samuel Beckett, du Ezra Pound aussi, et imprime des programmes de "L'Age d'or" de Buñuel. 

SCANDALE DES « SCOTTSBORO BOYS » 
Aragon fait une tentative de suicide quand, en 1928, à Venise, elle tombe amoureuse du pianiste de jazz afro-américain Henry Crowder, né pauvre dans le sud des Etats-Unis – il joue alors en Europe avec le violoniste Eddie South. Nancy Cunard brise le tabou ultime à l'époque : l'union d'une Blanche et d'un Noir américain. Elle le promène en Angleterre, sous le nez de sa mère, Lady Cunard, jugée raciste, et à qui elle adresse en 1931 un cruel pamphlet, "Black Man and White Ladyship". 

C'est à Henry Crowder que Nancy Cunard dédie "Negro Anthology". L'ouvrage est une traversée de « l'Atlantique noir ». Il a été tiré à mille exemplaires, il en reste deux en France, le Musée du quai Branly en possède un, qui a fasciné Sarah Frioux-Salgas, commissaire de l'exposition et responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque du musée. L'entreprise de recensement – arts, sociologie, musique, poésie… – commence en 1931, alors qu'éclate aux Etats-Unis le scandale des « Scottsboro Boys », neuf garçons afro-américains, âgés de 12 à 20 ans, condamnés à mort, accusés d'avoir violé deux femmes blanches dans un train traversant l'Alabama. 

L'ouvrage est dominé par l'héritage du militantisme noir des années 1920 – le panafricanisme de l'Afro-Américain W.E.B. Du Bois, cofondateur de la National Association for the Advancement of Colored People ; les appels au retour en Afrique du Jamaïcain Marcus Garvey, créateur de la Black Star Line, compagnie de navigation chargée du rapatriement des anciens esclaves vers la terre-mère, en particulier le Liberia, pays fondé en 1822 par la National Colonization Society of America. S'y ajoute l'internationalisme noir et communiste de George Padmore, originaire de Trinité-et-Tobago. Parmi les auteurs, en majorité noirs, on trouve, au côté de Du Bois, Jomo Kenyatta, père de l'indépendance du Kenya, Nnamdi Azikiwe, ou l'écrivaine Zora Neale Hurston, figure centrale de la « renaissance » de Harlem. 

La publication de "Negro Anthology" fit grand bruit. Mais Nancy Cunard ne s'arrêta pas là. Elle fut par la suite une sorte de messager, de passeur. Elle informait les militants afro-américains sur l'état de l'Ethiopie, envahie par l'Italie mussolinienne en 1936 – le pays du Négus, le Ras-tafari, le roi noir, jusqu'alors indépendant, était considéré en Amérique et en Jamaïque comme l'épicentre de la renaissance africaine. Farouchement antifranquiste et internationaliste, elle fit de même pendant la guerre d'Espagne. 

HEUREUSE JUXTAPOSITION 
Nancy Cunard mourut folle, elle aimait l'alcool, les paradis artificiels et les bracelets en ivoire – pour Man Ray, elle avait posé les bras couverts de ces objets. On en verra quelques échantillons au Musée du quai Branly, comme autant de témoignages d'une volonté de modernité dans l'image du Noir et de l'Afrique, qu'elle avait voulu découvrir en passant par Harlem. Nancy Cunard collectionnait des objets africains, aujourd'hui éparpillés, mais photographiés par Raoul Ubac : des bracelets donc, des masques mendé de Sierra Leone, ijo du Nigeria, sénoufo de Côte d'Ivoire… Elle les appréciait, comme ses amis artistes de l'époque, pour leur valeur esthétique. 

« L'Atlantique noir, Nancy Cunard » est au coude-à-coude, sur la mezzanine du Musée du quai Branly, avec une seconde exposition, intitulée « Bois sacré, initiation dans les forêts guinéennes ». Ce bel ensemble tiré des collections du musée décrit le rituel du poro, soit l'initiation des adolescents qui se pratique en Sierra-Leone (pays créé à la fin du XIXe siècle par les abolitionnistes anglais), au Liberia, en Guinée, en Côte d'Ivoire. Leur mouvement suit aussi l'Histoire. Aurélien Gaborit, commissaire de l'exposition, décrit ainsi « l'exil des masques vers l'Occident ». Le premier masque toma de Guinée, alors colonie française, arrive en Europe en 1915, par le poète Charles Vignier, grand amateur d'art nègre. On en trouve un exemplaire dans la première exposition non ethnologique consacrée en 1935 à l'art nègre en Occident au Museum of Modern Art de New York. 

La perspective n'est ici ni esthétique ni politique, mais la juxtaposition est heureuse. Michelet, toujours, cité par François Buot dans sa biographie de Nancy Cunard, à propos de Negro Anthology : « Il s'agissait d'ériger un monument à la culture noire, de dénoncer les arguments fallacieux concernant les prétendus bienfaits de la civilisation si généreusement apportée aux Noirs – et de dire aux Noirs eux-mêmes qu'il leur faudrait trouver un compromis entre les antiques civilisations moribondes, qu'on pouvait régénérer, et le style de vie européen. » Car, bien sûr, on ne saurait dissocier de la fierté noire retrouvée la revalorisation d'un patrimoine qui révèle la magie du monde intangible. 


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