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dimanche 16 janvier 2011

"Lumumba disait qu'il était blanc"

Le Soir
15/11/2011

Il y aura 50 ans lundi que Patrice Lumumba, tout premier Premier ministre du Congo, fut assassiné.
David Van Reybrouck a retracé ses racines dans la contrée oubliée où il vit le jour.

Son récit

Tshumbe ? », aboie le préposé de l’aéroport de Kinshasa. Il tourne et retourne dans tous les sens mon billet manuscrit. « C’est au Congo, ça ? » Avant que j’aie eu le temps de lui répondre, le voilà flanqué d’un petit groupe de ses collègues. « Oui, fait l’un d’eux, c’est dans le district de Sankuru, au Kasaï-Oriental. » J’acquiesce prudemment. « Ah bon ? », répond le premier en rigolant.
Ça en dit long sur la réputation de la région. Le berceau de Patrice Lumumba est situé en plein cœur de l’immense pays, mais personne n’en entend plus parler. Ce nid de lumumbistes ayant délibérément été plongé dans l’oubli par Mobutu, toute la province est livrée depuis des décennies à son triste sort.

En dehors d’un hôpital reconstruit à Katako-Kombe, les infrastructures font cruellement défaut. L’Etat y est pour ainsi dire inexistant et le sol y est trop pauvre pour éveiller l’intérêt des pays voisins, des entreprises ou des bandits. On n’y accède plus en voiture depuis des lustres. Seul un « petit porteur » y atterrit une fois par semaine.
Je traverse lentement la bande d’asphalte qui me sépare d’un Fokker 50 à hélices devant lequel se tiennent une douzaine de passagers, dont un évêque en soutane. Au pied de l’escalier, j’échange quelques paroles avec Caroline, une Belge francophone venue rendre visite à une de ses connaissances. En prenant place dans l’appareil, je lui fais part de ma fascination pour Lumumba. Sa vie publique ayant duré cinq ans, sa carrière de Premier ministre fut interrompue après seulement deux mois : juillet et août 1960, période au cours de laquelle il dut gérer l’un des plus grands conflits politiques internationaux de l’après-guerre, la « Crise du Congo ». Le 17 janvier 1961, il fut honteusement arraché à la vie avec la complicité de responsables congolais, katangais, américains et belges.
Les hélices du Fokker 50 se sont muées en disques transparents sous le rugissement desquels l’herbe des bas-côtés se courbe respectueusement. Je veux voir l’endroit d’où venait Lumumba, comprendre à quoi a pu ressembler son enfance. En survolant la jungle, Caroline m’apprend qu’elle est photographe amateur et qu’elle dispose de tout son temps. Nous décidons de voyager ensemble.
Tshumbe existe bel et bien et s’appelle en réalité Tshumbe Sainte-Marie. Juché sur une crête paisible, ce poste de mission catholique fut fondé en 1910 par des scheutistes (1) avant d’être repris en 1935 par les frères passionistes. Devant la vieille église en ruine s’étend une pleine herbeuse et sablonneuse où s’égaillent quelques chèvres bêlantes. La maison des passionistes est adossée à l’arrière de l’église. Il n’y a plus aucun Belge, mais tout au fond, au milieu des poulets et des canards, frère Jean Opotote étudie le crépuscule en habit blanc. « Depuis le jour de mon noviciat je ne porte rien d’autre », dit-il un peu trop fort. À 87 ans, frère Jean est un peu sourd mais son regard reflète encore l’éclat d’une lointaine jeunesse. « Même pour chasser ! J’ai pris toutes sortes de bêtes dans ce même habit ! Et même un lion ! Mais je n’ai jamais eu la satisfaction de prendre un éléphant ! »
Jean fut en 1944 l’un des premiers habitants de Tshumbe à devenir frère. « Oui, Lumumba, je m’en souviens bien. C’était l’époque où j’ai prononcé mes vœux. Il a été exclu par les protestants de Wembo-Nyama. Ils étaient trois solides garçons pourvus de bonnes facultés intellectuelles, mais leur mentalité ne s’accordait pas avec celle du directeur. Ils ont donc demandé à pouvoir faire ici leurs classes de primaire. »
Durant l’ère coloniale, les religieux se sont âprement disputé les âmes du Sankuru. Après les missionnaires catholiques belges on vit débarquer en 1914 des protestants américains, des méthodistes, qui avaient femme et enfants et ne s’affublaient pas de défroques ridicules. Ils s’installèrent à Wembo-Nyama. Les catholiques ne voyaient pas leur arrivée d’un bon œil : « Les protestants et les communistes ne doivent pas arriver les premiers ! », écrivit l’un d’entre eux sur un ton paniqué. Officiellement, les missions catholiques et protestantes devaient être séparées d’au moins dix kilomètres. Entre Wembo-Nyama et Tshumbe, il y en a vingt à vol d’oiseau et presque quarante par la route, mais Lumumba naquit entre les deux : Onalua, son village natal, se trouvait à 33 kilomètres des catholiques et à huit kilomètres des protestants. Ce fut la cause de vives disputes familiales. Son père avait reçu le baptême catholique bien avant l’arrivée des protestants. Mais lorsque Lumumba se préparait à entamer sa scolarité, juste avant la guerre, c’est dans la proche école flambant neuve des Américains qu’il voulait étudier. Son père fut tellement en colère qu’il le bannit pendant de longs mois. Rarement vit-on un père aussi heureux lorsque, quatre ans plus tard, son fils fut renvoyé de l’école.
Il excellait en français et en maths, mais il était nul
en religion
« Leur instituteur était mon condisciple Damase Wunga, se rappelle frère Jean, Nous avions étudié ensemble. Il vit encore, à Kinshasa, mais il a perdu la vue. Je l’entends encore dire : “Je comprends qu’ils les aient renvoyés. Leurs questions sont beaucoup trop intelligentes.” Moi-même je n’ai jamais parlé avec Lumumba, je le voyais seulement venir à l’école. Il n’y a passé qu’une année. »
En 5e primaire, il avait 18 ans ; c’était la norme à l’époque. Le directeur nous conduit dans ce qui fut le préau. Ouvrant quelques armoires, il se met à farfouiller dans les piles de cahiers à moitié déchiquetés. « Voilà le registre des points », dit-il sur un ton solennel en avisant un fatras de pages vermoulues. « Ici ! », s’exclame-t-il soudain après une demi-heure de fouille, l’index posé sur un tableau. Année : 1943. Instituteur : Damase Wunga. Numéro 20 : Patrice Lumumba. Un document unique que les historiens croyaient perdu depuis des lustres. Ses résultats scolaires sur les trois trimestres ; et sa note finale : 64 %. Lumumba fut 28e sur 51 élèves. Pas vraiment exceptionnel pour un futur homme d’Etat.
Je ne savais pas encore à ce moment-là que j’allais me retrouver une semaine plus tard, dans un quartier populaire de Kinshasa, face au vieil aveugle qui fut jadis son instituteur : Damase Wunga. « Lumumba excellait en français et en mathématiques, m’expliquera-t-il, mais il était absolument nul aux cours de religion et d’histoire sainte. Il se fichait éperdument des catholiques, hein ! » Que pouvait-il y avoir de si sacré dans une Histoire qu’on enseignait différemment 40 kilomètres plus loin ?
Le document atteste d’un fait bien plus frappant que ses points. A sa naissance, en 1925, on lui donna un autre nom : Isaïe Tasumbu. Mais ce « self-made man » prit un jour une décision plutôt inhabituelle : changer de nom de sa propre initiative. Quand ? En partant pour la ville, comme il est de coutume de le croire ? Non, il n’était alors qu’un écolier. Ayant rompu avec son père, il remplaça le patronyme Tasumbu, hérité de ce dernier, par Lumumba, un nom issu de sa lignée maternelle. Quant au prénom Isaïe, par trop biblique, il dut lui préférer celui de Patrice, bien plus contemporain.
Nous devions partir à 6 heures mais il est en déjà 10 passées. Trois motos nous attendent, réservoirs pleins plus quelques jerrycans, faute de ravitaillement sur la route. Nous ne croiserons aucun autre véhicule à moteur pendant les quatre jours suivants. Un des pilotes manque à l’appel. André et Manya se lancent dans un conciliabule. « On pourrait peut-être emmener Diarrhée ? ». Plaît-il ? Au bout d’une demi-heure, Diarrhée s’avère être le sobriquet de Raphaël, une vraie balèze qui souffre de maux divers – de tout sauf de coliques. Il est le seul à porter un casque – rose – barré d’un « only one helmet » manifestement approprié. Un certain Pierre Wetshomba nous accompagne, Caroline et moi. En dehors de sa charge d’inspecteur scolaire, notre sympathique compagnon anime une émission de radio locale – quand il y a assez d’essence pour faire tourner le groupe électrogène. « Nous aspergeons dans un rayon de 250 kilomètres, nous assure ce poète. Hier soir, j’ai annoncé notre venue, en Tetela. »
Notre inspecteur grimpe derrière André, Caroline hérite de Diarrhée et moi de Manya. Cinq minutes à peine et nous voilà déjà en pleine savane. Le Tetela est la langue d’une peuplade qui se déploie dans la savane et aux abords de la forêt. L’ethnie Tetela, dont descendait Lumumba, a été la cible d’un certain nombre de clichés contradictoires : guerriers sans merci, cannibales ou non ; ou inlassables travailleurs, éminemment fiables. Un seul de ces stéréotypes paraît vraisemblable : les Tetela n’ont jamais eu de véritable pouvoir central et on leur prête depuis toujours des tendances anarchistes.
Nous commençons par emprunter une large piste en terre battue. À proximité de l’ancienne léproserie de Dikungu, la route devient si large qu’un avion pouvait naguère s’y poser. Nous faisons halte douze kilomètres plus loin. « Ça doit être ici », annonce l’inspecteur. À l’ombre d’un arbre, le vieil André Kafua trône sur une petite chaise basse à l’entrée de sa case. Il se déplace péniblement, mais s’exprime avec vivacité. « Lumumba, je l’ai très bien connu. Nous étions du même village et fréquentions la même école. J’étais l’un des trois élèves renvoyés par les protestants. Nous avons même vécu ensemble à Tshumbé. Lumumba avait une longueur d’avance en français. » Il parle Tetela mais l’inspecteur nous sert d’interprète. « Il possédait un livre de grammaire dont il ne se séparait jamais. En classe, il ne prenait jamais note – “C’est trop facile !”, disait-il tout le temps. Tous les midis, il ramenait des camarades à la maison et leur donnait cours. Il nous faisait la dictée. J’en connais encore une par cœur. » Et le voilà qui nous récite une leçon vieille de soixante ans dans un français des plus châtiés : « Chérissez votre instituteur. Il est celui qui vous guide. Respectez-le comme vous respectez votre père. Prêtez-lui la plus grande attention.
Montrez-vous toujours conciliant et obéissant. Les élèves humbles et studieux font la joie des professeurs. Gardez-vous de le décevoir. Quiconque est un fardeau pour qui lui consacre son temps n’est autre qu’un ingrat. » « C’est Patrice qui me l’a appris ! Il adorait ce texte. Il le récitait souvent. »
L’instituteur comme figure paternelle : de même qu’il avait renié son père en s’attribuant lui-même un nouveau nom, Lumumba dénigrait le corps enseignant en s’improvisant instituteur. Un anarchiste, sans l’ombre d’un doute ! Informé de notre arrivée par la radio, André Kafua a mis par écrit ses souvenirs au sujet de Patrice, à notre intention. Dont ce passage éloquent : « Patrice s’est disputé avec l’instituteur Damase Wunga concernant l’orthographe de termes français notés sur le tableau », lit-on dans une calligraphie délicieusement pleine de rondeurs. « Patrice prétendait relever les fautes du professeur : “Ce n’est pas juste, il manque un s. C’est une erreur, il faudrait un accent aigu. Ici, il devrait y avoir un e muet et là, un accent circonflexe.” Le ton commença à monter. C’était un mercredi, jour où Monpère nous distribuait nos six francs hebdomadaires et un peu de sel. Après avoir demandé ce qui se passait, Monpère dit que les fautes relevées par Patrice Lumumba en étaient effectivement. L’instituteur en fut couvert de honte et Patrice commença alors à se vanter de son niveau en français. “Ça n’a pas de sens de rester ici”, disait-il. “Je dois quitter cette école, l’instituteur doit commencer à me haïr.” »
On devait lui laver les pieds parce qu’il disait qu’il était Blanc
Nous repartons vers Onalua, douze kilomètres de plus. Il y a habituellement une maison en pierre au centre des villages : celle du chef. Elle est flanquée d’un magistral auvent en paille soutenu par des piliers en bois. Au village de Lumumba, le chef attend silencieusement notre venue. Lui aussi a dû être averti par la radio : par-dessus son costume deux pièces de coupe occidentale il arbore une ceinture en peau de léopard et un collier de dents du même animal, les attributs traditionnels des chefs. Son couvre-chef d’apparat, dont sortent deux longues cornes ornées de perles, est encore plus intimidant. Je me sens minuscule… Et sa voix douce, ses gestes posés, tout contribue à renforcer ce sentiment. « Tout le monde vous attendait. »
Tous les villageois – plus de cent personnes – sont abrités sous l’auvent. Les enfants jouent sur le sable, les jeunes se pressent vers le fond et les vieillards sont juchés sur des tabourets. Le chef trône à une extrémité sur ce qui doit être le summum du confort contemporain : un siège de jardin en plastique. Nous lui faisons face. A notre droite, une rangée de seniors qui ont dû attendre là toute la matinée. André Tshupa est le troisième mousquetaire passé des protestants aux catholiques : « Je suis né le même jour que Lumumba. C’était mon meilleur ami. Nous avons suivi ensemble notre première année d’école ici, au village, avant de nous rendre à pied, tous les matins à cinq heures, jusqu’à Wembo-Nyama. Nous partagions le même lit. On se bagarrait souvent ; il ne se rendait pas facilement. Il se targuait toujours d’être un Blanc. »
Comment ? Lumumba, le grand défenseur de la liberté, aurait voulu être blanc ? Les autres confirment sans réserve. David Kinombe et Moïse Oduwoduwo avaient dix ans de moins : « Il n’arrêtait pas de fanfaronner. Il nous disait tout le temps qu’on devait lui laver les pieds parce que c’était un Blanc ! » « Oui, c’était quand on allait à la source. Non, il n’était pas méchant, juste différent. Les cadets devaient porter ses livres pour aller à l’école. » Les filles du village étaient dispensées de cette corvée, mais elles étaient obligées de danser en chantant qu’il était blanc. « Ça allait comme ça, entonne Henriette Kombe. Patrice, lee-ee, si chic, lee-ee, si fier, lee-ee, un Blanc, le fils d’Olenga. » Il était bien-aimé, insistent les villageois. Il était très intelligent. Il avait fière allure et savait bien danser. Son père était pauvre et s’en occupait très mal ; Lumumba devait pêcher sa propre nourriture dans la rivière. Un type énorme, le père, qui se saoulait au vin de palme et n’hésitait pas à recourir à la violence. Lorsque la mère se lia à un autre homme, il la menaça avec un couteau et a d’ailleurs été emprisonné pour cette raison. « Et il battait Patrice, évidemment. »
À la fin des années cinquante, Lumumba est repassé au village. Comme un « évolué », comme un dandy. Les fines étoffes qu’il revêtait et sa cravate firent certes vive impression, mais qu’il puisse voyager en compagnie d’un Blanc, et surtout dîner avec lui, ça dépassait l’entendement. « Le chef a rassemblé tous les enfants du village pour qu’on aille le regarder manger. Avec des couverts ! Et sur une table ! On poussait des cris et Lumumba nous distribuait des quignons de pain. » Béatrice Okoko était alors une jeune fille : « Lumumba m’a fait la cour. Il était déjà marié ! Il était si élégant et séduisant ! Il a même tiré une flasque de whisky de sa poche intérieure et prononcé ces mots : “Nous devons obtenir l’Indépendance.” »
Ces évocations nostalgiques provoquent soudain quelques clameurs à l’autre bout de la tente. Un jeune homme se lève, le regard enflammé. « Lumumba s’est sacrifié, mais nous n’avons toujours rien ! Lumumba a étudié dans des écoles de fortune, les mêmes que nous fréquentons encore aujourd’hui. Rien n’a changé après cinquante ans, rien ! Nous n’avons rien tiré de notre indépendance. Nous mourrons tous un jour, même notre chef, exactement comme avant l’Indépendance. Nous voulons du changement ! Et du développement ! Un pont, un hôpital, une école ! »
À 8 kilomètres de là se trouve Wembo-Nyama, un vaste village. L’église, les écoles et les habitations des missionnaires américains sont toujours là. C’est ici qu’étudia Lumumba de 1939 à 1942. En 4e année, il était en classe avec Benoît Mwembo, 90 ans aujourd’hui. « Il était vraiment très intelligent. Un garçon si brillant renvoyé de l’école… Par après, on s’écrivait toutes les semaines. La nouvelle de son assassinat m’a effondré. La vie n’avait plus aucun sens. Ça continue à me faire de la peine. J’adorais cet homme-là. »
A 20 ans, il n’a pas dû faire son service militaire ni les travaux forcés
Diarrhée s’impatiente. La mission de Tunda est encore très loin, à au moins 80 kilomètres. Il faut traverser la Lomami avant le crépuscule. Nous enfourchons les motos et chevauchons à travers le paysage infini. La voie où deux voitures pouvaient se croiser à l’époque coloniale, envahie par l’herbe et les broussailles, se rétrécit dangereusement jusqu’à devenir une bande qui ne dépasse que rarement les dix centimètres de large : l’épaisseur d’un pneu de moto.
Comme nous traversons des villages, nous ralentissons. Des gosses nous courent après en nous faisant signe des deux mains. Quelques-uns sont en haillons, la plupart ne portent rien. Il n’y a nulle part ni électricité ni eau courante ; sans même parler de couverture GSM. La misère est partout : la région est retournée depuis longtemps à une économie prémonétaire. Dans un hameau, une gazelle vient d’être abattue. Le chasseur lui ouvre le thorax à coups de machette. Pendant que Diarrhée achète les pattes de derrière pour une bouchée de pain, quelques gamins viennent se mirer – pour la toute première fois – dans nos rétroviseurs. Les plus petits s’enfuient en glapissant : ils n’avaient encore jamais vu un Blanc.
Le soleil commence à se coucher. La vallée de la Lomami se déploie en un golfe majestueux dans la lumière du soir. Encore quelques kilomètres et nous atteignons le village qui longe la berge. La lumière décroît, mais le spectacle reste grandiose. Impétueuse et rougeoyante, cette rivière large de 150 mètres sépare les provinces du Kasaï-Oriental et du Maniema. La traversée se fait en canot chancelant juste assez ample pour passer une moto à la fois. Une fois tout le monde sur l’autre rive, il fait un noir d’encre. Je demande à Manya pourquoi il a fallu palabrer si longtemps. « Ils voulaient plus d’argent. » « Pourquoi ? » « Parce qu’ils ont repéré un hippopotame. Ils sont plus dangereux quand il fait nuit. »
« Lumumba a fait sa 6e ici », raconte le vieux Longia-Kamana le lendemain matin, à Tunda. « Moi-même, j’étais alors en 2e. » Tunda était un poste de mission protestant où Lumumba a étudié quelques mois. « Je l’ai vu se confectionner des chaussures et des chapeaux avec des rameaux. Je trouvais ça très futé. Tout le monde allait pieds nus, en short et en singlet ; mais lui, il avait une allure de star. Il se coiffait avec une raie sur le côté et nous encourageait à l’imiter. Il s’est aussi mis à porter des lunettes. On en trouvait dans certains magasins pour deux francs de l’époque. Ma vue était bonne, mais moi aussi je m’en suis procuré une paire, juste pour poser. On ne pouvait pas les porter à l’école, mais ça donnait de l’allure. » Ici aussi, un conflit avec le clergé le forcerait à s’en aller.
Lumumba avait tout juste 20 ans. Il avait traversé les années de guerre sans passer par le service militaire ni les travaux forcés. Il n’avait pas dû se battre, ni récolter du caoutchouc ou cueillir du coton. Il avait connu quatre écoles et trois renvois. L’éducation n’ayant pas suffi à lui ouvrir les portes du monde, il ne lui restait plus qu’à émigrer. Lumumba partit donc en ville. Après Kalima, il débarqua à Stanleyville où, autodidaxie et militantisme associatif aidant, il devint le jeune homme plein d’assurance dont le destin allait marquer le monde entier.
Paul Wemb’okoko-Ngandu est assis à côté de moi sur un muret branlant. Actuel directeur de l’école d’infirmiers, il est né un jour avant la proclamation d’indépendance. « Lumumba avait une vision, celle de notre liberté et de notre autodétermination, dit-il avec mélancolie. C’était un héros, mais tout a été trop vite. Aujourd’hui, rien ne fonctionne. L’école me procure bien un peu d’argent mais, pendant les vacances, je dois cultiver mon propre riz et mon manioc, et m’occuper d’une chèvre pour assurer ma pitance. Notre pays déborde de richesses. Depuis 1960, l’argent ne s’enfuit plus vers la Belgique : tout reste ici, mais rares sont ceux qui en profitent. Nos élites vivent aujourd’hui dans des villas. Quant au reste du peuple, il est plongé dans l’apathie. »

Traduit par Daniel Berkenbaum

(1)Membre de la Congrégation du Cœur Immaculé de Marie, fondée à Scheut, un quartier d’Anderlecht


http://swar.be/lettrelumumba/

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