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samedi 15 janvier 2011

« Lumumba n’a pas voulu choquer les Belges »

Entretien de Colette Braeckman, envoyée spéciale du journal Le Soir avec Jean Marie Mutamba
Le Soir 14/01/2011

Jean Marie Mutamba est professeur d’histoire à l’Université de Kinshasa et a publié plusieurs études sur Patrice Lumumba et ses premières contributions intellectuelles au Congo.

L’assassinat de Lumumba était-il inévitable, compte tenu du personnage et de ses positions politiques ?
Lumumba disait parfois : « Je mourrai comme Gandhi… » Il pressentait que ce qu’il faisait ne plaisait pas à tout le monde et pouvait le mener à la mort. Il aurait pu éviter tout cela mais il ne l’a pas voulu… Ainsi, lorsqu’il s’est rendu aux Etats-Unis en août 1960, on lui aurait fait certaines propositions, mais il ne les a pas acceptées, ce qui a scellé son sort… Quant aux Belges, il comptait des amis parmi eux et il a reçu un peu d’argent de tout le monde, car les donateurs misaient sur tous les Congolais qui étaient en vue. Mais il tenait à sa ligne politique, tout comme plus tard Laurent-Désiré Kabila ; il répétait qu’il n’allait « jamais trahir le Congo » et s’en tenir aux principes.

Etait-il d’abord un nationaliste, un libéral ? Avait-il, comme on l’a dit à l’époque, des sympathies communistes ?
Communiste, il ne l’était pas du tout. (…) Profondément autodidacte, il était en sympathie avec le parti libéral et c’est ce dernier qui l’aida à sortir de prison où on l’avait jeté pour « indélicatesse » lors de son travail à la poste de Kisangani… J’ai aussi retrouvé certains documents qui montrent qu’il s’est aussi frotté avec les rosicruciens, tout comme Albert Kalonji… Quand vous lisez ses articles de presse, de 1948 à 1956, vous découvrez que Lumumba, véritablement, épousait la cause des Belges. Il souhaitait l’assimilation, il voulait que la colonisation belge puisse réussir. D’ailleurs son premier livre s’appelait Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé ? Il voulait que la colonisation soit un succès… Mais c’était aussi quelqu’un qui lisait beaucoup. Il était ouvert. Or il a subi certaines vexations et fait des découvertes qui l’ont troublé. Un exemple, entre autres : un jour il se rend à Brazzaville et dans un café, une serveuse blanche s’approche de lui pour prendre la commande. Il n’ose même pas demander du vin ou de la bière (car à Léopoldville il était interdit aux indigènes de consommer de l’alcool) et se contente d’eau minérale. Se disant que, normalement, les Noirs ne peuvent même pas entrer dans un tel établissement, il finit par sortir sans vider son verre. D’autres mésaventures lui sont arrivées par la suite : un « crédit bicyclette » qu’il avait demandé pour pouvoir s’acheter un vélo ne lui a pas été accordé, pas plus qu’un crédit pour le mobilier. En effet, il voulait être un    « évolué » et devait donc avoir une maison, des meubles comparables à ceux des Blancs. Toutes ces petites choses l’avaient blessé. Et lorsqu’il se rend à Accra, où il rencontre Sekou Touré, il se rend compte que dans d’autres pays qu’au Congo, les mêmes problèmes se posent. La jonction alors est faite, d’autant plus que les participants à la Conférence d’Accra proclament qu’aucun pays ne restera sous domination coloniale après 1960. Il va alors se lancer, soutenu par des amis belges comme Jean Van Lierde. Ces derniers vont continuer à le former, à lui envoyer des livres…

Au fond, les Belges auraient dû être fiers d’avoir dans leur colonie une personnalité comme Lumumba, tellement désireux de progresser…
Exactement. Il faut savoir que Lumumba n’a pas terminé sa 5e primaire, mais à force de volonté, il s’est inscrit dans les cours du soir donnés par les frères maristes à Stanleyville, ce qui lui a permis de se présenter au concours de l’Ecole postale. Il va réussir, mieux même que son ancien professeur de primaire. Les Belges, certes, auraient dû le pousser. Mais dans un contexte colonial, on n’aime pas ceux qui font preuve de trop de personnalité : le colonisé doit faire profil bas. Or Lumumba, lui, voulait émerger.

Quels étaient les rapports de Lumumba avec le roi Baudouin ? Les deux hommes se connaissaient depuis longtemps…
Lorsque Baudouin est arrivé à Stanleyville en 1955, Lumumba était déjà une figure de proue, il a été présenté au roi et des témoins se souviennent qu’il y a eu tout de suite un aparté entre les deux hommes. Lumumba parlait avec force gestes, il était très grand, avait de longs bras qu’il agitait en tous sens. Les témoins congolais se souviennent qu’ils étaient honteux et se disaient « Mais comment Lumumba peut-il parler ainsi, avec de grands gestes, il nous fait honte… » Le roi et Lumumba ont dû se revoir, à la fin de la Table ronde…

Lorsque, devant le roi, Lumumba prononce son fameux discours du 30 juin, son sort n’est-il pas déjà scellé, n’est-il pas condamné à disparaître ?
Je ne le pense pas. Avant le 30 juin, Ganshof Van der Meersch, le gouverneur de l’époque, dit qu’il n’a pas confiance en Lumumba parce qu’il est imprévisible. Il aurait sans doute préféré quelqu’un comme Kasa-Vubu… Comme Lumumba sentait cela, il a fait le forcing début juin, exigeant de pouvoir former le gouvernement. Ce qui s’est passé le 30 juin, c’est un désaccord entre le chef de l’Etat et lui. Lumumba était Premier ministre et, selon la loi fondamentale, il était responsable du gouvernement. Le chef de l’Etat aurait donc dû, comme en Grande-Bretagne, se référer au gouvernement. Dans ce cas précis, le président Kasa-Vubu aurait dû présenter son discours au Premier ministre Lumumba ou même demander au gouvernement de rédiger son texte. Mais Kasa-Vubu, se disant qu’il était chef de l’Etat, a rédigé et présenté lui-même son discours. Lumumba était indigné et il voulait prononcer lui-même un discours qui allait immortaliser le 30 juin dans l’esprit des Congolais. Il voulait aussi signifier à Kasa-Vubu que le chef du gouvernement, c’était lui. Montrer son autorité. Mais il n’a certainement pas voulu choquer les Belges. La preuve, c’est qu’après, lorsqu’on est venu lui faire part des réactions, il s’est étonné et a prononcé, l’après-midi même, le « toast réparateur ».

En créant la dualité d’un pouvoir partagé entre un président et un Premier ministre, les Belges n’avaient-ils pas préparé un piège, réuni les conditions d’un futur clash ?
J’ai déjà entendu cette hypothèse, car c’est la Belgique qui a finalisé la loi fondamentale. Mais était-ce intentionnel ? J’ignore si les Belges ont pu être à ce point machiavéliques… Je n’ai trouvé aucun texte à ce sujet…

Si Lumumba avait vécu, quel personnage serait-il devenu ?
Si on se met dans la peau des lumumbistes, on se dit que le pays serait allé de l’avant. Et ceux qui étaient opposés à lui disent le contraire… Voyez le cas du Mzee, de Laurent-Désiré Kabila : il est arrivé au pouvoir en 1997, il a prôné les idées de Lumumba, il a été éliminé. Certainement parce qu’il y a toujours certaines forces qui ne veulent pas de quelqu’un qui affirme son nationalisme de manière radicale…
Lumumba avait d’autres ennemis que les Belges : rappelez-vous qu’un médecin américain (NDLR : le Dr Gottlieb) envoyé par la CIA, avait préparé un produit incolore, inodore qui aurait dû être déposé sur sa brosse à dents, afin de lui inoculer une maladie qui se serait développée comme le sida et l’aurait tué petit à petit ! Je me dis que pour lui et pour les Congolais, il vaut peut-être mieux qu’il soit mort en héros, plutôt que de cette manière-là, à petit feu…

A-t-on tout dit sur les responsabilités internationales dans l’assassinat de Lumumba ?
La commission parlementaire qui a travaillé à Bruxelles, c’est une affaire belgo-belge. Nous, les Congolais, nous ne savons pas ce qui s’y est dit. Les documents n’ont pas été transmis officiellement à Kinshasa et pour nous, aller faire des recherches sur internet, c’est cher et compliqué. Donc, nous sommes les moins bien informés… Nous avons toujours ignoré qu’après 1960 et jusque dans les années 70, la Belgique avait gardé des « fonds secrets » pour sa politique africaine. Ce que nous avons toujours su, c’est qu’aux Congolais qui acceptaient de collaborer avec eux, les Belges proposaient de l’argent pour acheter une villa, un bien immobilier… Au Congo, le lien entre la corruption et la politique s’est noué dès 1960. Il y avait cependant des Congolais honnêtes : lorsque le président Kasa-Vubu se rendait en mission à l’étranger, il remettait dans les caisses de l’Etat les sommes qui lui avaient été allouées et qu’il n’avait pas utilisées.

Lumumba était-il honnête ?
Il y a eu cette affaire de Stanleyville (Kisangani aujourd’hui), où il a été condamné pour indélicatesse au travail. Par la suite, il a dû recevoir de l’argent donné par ses amis comme Kwame N’Krumah, du Ghana, pour lui permettre de mener sa campagne électorale. Honnête, qu’est-ce que cela veut dire ? Il avait certainement besoin d’argent pour pouvoir réaliser ses ambitions politiques…

Les historiens ont-ils fait leur travail, ou y a-t-il encore des parts d’ombre qui devraient être investiguées ?
A mesure que des gouvernements « déclassifient » des documents d’archives, il y a toujours du travail pour les historiens… Les Etats-Unis ont ouvert l’accès à certains documents et un jour WikiLeaks fera le reste… L’affaire Lumumba ne se jouait pas uniquement entre Congolais et Belges, c’était l’époque de la guerre froide, le monde était divisé en deux et cela jouait dans la propagande des Occidentaux contre Lumumba. Pour garder le Congo, les Occidentaux étaient prêts à utiliser tous les moyens. Pierre Mulele (autre figure politique marquante des débuts de l’indépendance, NDLR) a eu des contacts avec les pays de l’Est, en particulier la Tchéquie, où il suivit des cours de marxisme. Mais Lumumba était foncièrement un nationaliste, pas l’homme d’une idéologie. Comme Nehru, il était acquis au neutralisme positif, ni à gauche ni à droite. Mais nul n’était prêt à accepter que le Congo prône et affiche ce neutralisme. Déjà cela, c’était trop. Aujourd’hui encore, le Congo, trop riche, continue à être puni, parce qu’il se tourne vers les Chinois.

L’HISTOIRE

Qui a tué Lumumba ?

Patrice Emery Lumumba était le premier Premier ministre du Congo indépendant. Il a été assassiné le 17 janvier 1961 au Katanga et son corps a été dissous dans de l’acide. En 2001, une commission d’enquête parlementaire belge a fait toute la lumière sur son « élimination » et le rôle joué par la Belgique. Le gouvernement Verhofstadt a présenté ses excuses en février 2002 pour l’implication de certains membres du gouvernement belge de l’époque. En juin 2010, la famille de Lumumba a déposé une plainte pour « crimes de guerre » – afin que les assassins soient jugés un jour.

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