Je dédie ce texte à tou(te)s mes ami(e)s mulâtre(se)s connu(e)s au Congo, à celles et ceux que j'ai connu(e)s par l'intermédiaire de mon blog et à toutes celles et ceux que je ne connaîtrai jamais mais qui vivent la même douleur. J.M.
La Ménagère, voilà un terme qui évoque des lessives, des fourneaux bardés de casseroles mijotantes, des nettoyages, des repassages, autour desquels s'active une personne aux cheveux noués dans un fichu, drapée dans un ample tablier, maniant, tour à tour, serpillière, balai, aspirateur, torchon, "loque à poussières"; rouge d'activité, montée, les jours de beau temps, sur une escabelle devant les fenêtres.
Sous les tropiques de notre jeunesse, ce vocable recouvrait, un peu hypocritement - avouez-le!- une toute autre activité, une autre fonction dirais-je, assumée par une personne, certainement avenante d'aspect, que l'on rencontrait, quasi sûrement dans l'entourage d'un célibataire.
Pour cette personne le petit dieu Eros avait brandit son arc et sa flèche et la dame, sous cette appellation ancillaire, avait trouvé asile sous le toit, et même oserais-je le dire, sous la moustiquaire de l'occupant des lieux.
Curieuse fonction dont il n'était jamais question dans les "conversations de salons", surtout en présence des dames
Si, parfois, il en était question c'était dans des conciliabules masculins, autour d'un bon verre et sur un ton quelque peu gaulois, surtout quand l'intéressé était absent.
Et pourtant il y avait bien plus, dans cette situation sociale. Il devait y avoir des cas dépassant le simple assouvissement physique. Il devait y avoir des attachements plus profonds. Et surtout survenait la venue, non attendue, d'une descendance.
Ici se posait un dilemme gravissime. Il y eut des salauds qui chassèrent la future mère, des trouillards qui ne reconnurent pas leur paternité. Il y eut, enfin des hommes conscients de leur devoir qui reconnurent leur fruit et le prirent dans leur giron. Le plus souvent, dès que l'enfant était assez âgé pour ne plus avoir besoin des soins de prime enfance, il était confié à la famille au pays.
On peut, on doit, s'apitoyer sur la peine de la mère qui ne verrait plus jamais son enfant. Car comme le chante Claude Nougaro, les os d'Armstrong, le trompettiste noir, sont blancs comme les nôtres. De même, le coeur d'une mère noire est aussi rouge que celui de la nôtre.
J'ai connu dans mon adolescence deux de ces mulâtres reconnus et ramenés au pays. Il y avait J. et S. tous deux membres des mouvements de jeunesse de la paroisse que je fréquentais. J. comptait parmi mes amis et S. l'amie de celle qui devait devenir mon épouse.
Leur papa, resté célibataire vivait avec sa soeur, gérante d'une épicerie d'une chaîne connue.
Le vieux colonial avait coutume de placer sa chaise, par beau temps, à côté de l'étal du magasin, histoire de tailler une bavette avec les clients et les passants. Père de mon ami je le saluais au passage, sans plus.
Toutefois, les années passant Monsieur X. apprit que j'étudiais pour "partir au Congo", dès lors nous eûmes de longues conversations surtout lorsque, ancien territorial, M. X apprit que j'étais, moi, un futur territorial0
Le temps passa, M. X. déménagea et je perdis de vue S. et J., pas assez cependant pour apprendre que S. était devenue infirmière et J. "mécanicien dentiste" comme l'on disait à l'époque.
Le Destin se sert parfois du Hasard. Lors de mon deuxième terme je fus envoyé en résidence à T. là où M. X. avait été Administrateur durant plusieurs années. Aussi dès installé, je pris contact avec les chefs locaux, en commençant par les plus âgés, je m'informai s'ils se souvenaient du "Commandant X.". J'eus la chance, dès le premier contact avec le vieux chef Bambe. Il avait fort bien connu le Commandant alors qu'il était encore tout jeune chef.
- Sais-tu Chef que j'ai bien connu le Commandant en "Mputu" ! et ses deux enfants. J. était mon ami et S. l'amie de ma Madame.
- C'est vrai?
- Oui je te l'affirme.
- Sais-tu que la mère de ces deux enfants vit encore. C'est une femme de ma famille. Si tu veux je peux la faire venir pour te voir et te parler.
- D'accord, lors de ma prochaine visite fais la venir ici dans ton village.
Chose dite, chose faite. Lors de mon passage suivant, le chef Bambe fit approcher une bonne femme toute cassée de vieillesse, drapée dans un superbe wax- par les soins du chef certainement.
- Mbote Mama. C'est donc toi la maman de J. et S. ?
- oui c'est moi et je voudrais que tu me dises tout ce que tu sais d'eux puisque l'on m'a dit que tu étais leur ami.
- certes Mama.
Et je racontai toute la jeunesse de ses enfants, comment ils vivaient parmi les "blancs" comme des blancs. Qu'ils avaient bien étudié à l'école et que S. était devenue une infirmière (comme les BaMaSoeurs de l'Hôpita) et J. était devenu docteur des dents; qu'il les réparait et en faisait des nouvelles (un monganga des dents).
pour notre vieille mama il n'y avait pas de doute, son fils était "Monganga" (docteur). Ses yeux s'étaient illuminés d'orgueil et c'était un regard d'indicible fierté qu'elle jetait autour d'elle. C'était émouvant au delà de toute description. Je l'avoue sans honte, la fierté de cette pauvre vieille femme qui, après les quelques années paisibles passées dans la parcelle et le lit de M. X. n'avait connu que la dure vie des femmes villageoises aux besognes jamais finies, de la source au champ et du champ à la cuisine. Son ancienne "fonction" ne lui avait pas permis de se marier, elle était donc restée à graviter dans le cercle familial, bonne pour toutes les tâches. Mais, durant toutes ces années, que se passait-il dans sa mémoire dans ses pensées, dans le souvenir de ses enfants qu'elle n'avait plus revus et dont elle ne savait rien ? Quel choc ce dut être pour elle lorsqu'elle apprit qu'un "Mondele" connaissait ses enfants et allait pouvoir, enfin !, lui raconter tout ce qu'elle attendait sans espoir.
Vraiment un tel destin vous brouille l'âme.
J'ai encore revu la Mama qui était là à chacun de mes passages. Puis un jour le Chef Bambe à mon arrivée, m'annonça qu'elle était morte.
Païenne, pensait-elle qu'elle retrouverait l'esprit de ses enfants ?
Le cas de J. et S. et de leur maman est plus que rarissime. Pense-t-on ? A-t-on jamais pensé, nous anciens d'Afrique, au sort douloureux de ces mères, aussi mères que les nôtres ?
Et qu'aurait-on pu faire d'autre à l'époque que de reconnaître et prendre soin ? Le mariage ? Certainement pas dans l'esprit de l'époque et nos critiques actuels ont beau jeu de nous le reprocher.
Restent tous ces enfants rejetés qui trouvèrent asile dans les orphelinats marqués à vie par leur destin raté.
M. Lenain
octobre 2012
Congorudi
Association Royale des Anciens du Congo Belge
et du Ruanda-Urundi A.S.B.L.
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