n° 3/septembre 2013
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L’écriture est d’abord un devoir de mémoire pour la Rwandaise ScholastiqueMukasonga. Ses livres racontent la montée inexorable de la haine raciale et les
massacres successifs, signes avant-coureurs du génocide de 1994. Cette écrivaine
en exil, lauréate du prix Renaudot 2012, se dit pourtant persuadée que la
réconciliation est possible. Entretien avec Jane-Lise Schneeberger.
Site mémorial de Murambi - entre 15 et 50000 Tutsis ont été massacrés dans cette ville en 1994 |
Un seul monde : C’est en 2006
que vous avez publié votre
premier livre Inyenzi ou lesCafards, un récit autobiographique
qui illustre la vie des
Tutsis au Rwanda. Qu’est-ce
qui vous a amenée à prendre
la plume à 50 ans ?
Scholastique Mukasonga : En réalité, le manuscrit existait depuis dix ans. J’ai commencé à écrire juste après le génocide d’avril 1994, dans le but de conserver la mémoire de ma famille. C’est la mission que mes parents m’avaient confiée 21 ans plus tôt, en 1973, lorsqu’une nouvelle vague de violence déferlait sur les Tutsis. Comme j’avais eu la chance d’accéder à l’enseignement secondaire et d’apprendre le français, ils ont décidé que je devrais vivre, afin de témoigner. Ils m’ont fait sortir du Rwanda en me disant : «Tu seras notre mémoire quand l’extermination arrivera. Grâce à toi, nous avons une chance de ne pas disparaître comme des cafards. » Ce terme péjoratif était utilisé pour désigner les Tutsis.
Vos parents redoutaient déjà des actes d’extermination?
À partir d’avril 1973, ils savaient que, tôt ou tard, leur tour viendrait et ils s’étaient résignés à mourir. Comme beaucoup de Tutsis, ils pressentaient le génocide. Nous étions habitués à la violence et à la haine. Des massacres avaient déjà eu lieu en 1959, en 1963 et en 1967. C’était à chaque fois un minigénocide. Les miliciens hutus tuaient les Tutsis avec des massues hérissées de clous, puis les jetaient à la rivière. Petite fille, j’ai été profondément marquée par la vision de ces corps que des torrents d’eau charriaient vers le lac. Ce qui s’est passé en 1994 n’a été qu’une répétition à grande échelle des tueries qui ont ensanglanté le pays pendant 35 ans.
Vous viviez déjà en France quand le génocide a eu lieu. Quel a été le sort de votre famille ?
J’ai perdu mes parents, mes cinq frères et soeurs restés au pays, ainsi que la plupart de mes neveux et nièces. Après de longues recherches, nous avons localisé trois fillettes qui avaient miraculeusement échappé à la mort. Au total, 37 membres de ma famille ont été massacrés. Comme tant d’autres victimes, ils n’ont eu droit à aucune sépulture. Je me suis mise à écrire pour les sortir du charnier et recouvrir leurs corps d’un linceul de papier.
Après trois livres centrés
principalement sur votre
vécu personnel, vous avez
opté pour la fiction. Votre
roman Notre-Dame du Nil a
pour cadre un pensionnat de
jeunes filles, où se reflètent
les haines raciales qui déchirent
la société rwandaise.
N’y a-t-il pas aussi une part
autobiographique dans ce
livre ?
Un écrivain part toujours de ses
propres expériences. Les personnages
de mon roman sont fictifs,
mais je me suis identifiée d’une
certaine manière à celui de
Virginia, l’une des deux élèves
tutsies.
Comme elle, j’ai bénéficié
du «quota ethnique » qui autorisait
10% de Tutsis dans les lycées.
Et ce n’est pas par hasard si
j’ai situé l’action au début des
années 70, époque où j’étais
moi-même lycéenne. On sentait
alors monter inexorablement la
haine raciale et la volonté d’exterminer
les Tutsis, ce que j’ai
restitué dans le livre.
Cela dit, le
recours à la fiction m’a permis
de prendre une certaine distance
par rapport à mon vécu. Je voulais
comprendre les causes profondes
du génocide et montrer
comment nous en étions arrivés
là. Ce roman m’a amenée à la
conclusion que nous avons tous
été manipulés, tant les victimes
que les bourreaux.
En quoi consistait cette manipulation?
Les colonisateurs belges ont fabriqué
de toutes pièces des catégories
ethniques, allant jusqu’à
définir une différence physique
entre Hutus et Tutsis. Sur cette
base, ils ont introduit en 1931
une carte d’identité mentionnant
l’appartenance ethnique.
Or, les ethnies n’existent pas au
Rwanda. Aucun critère physique
ne permet de distinguer un
Hutu d’un Tutsi. Tout le monde
parle la même langue, le kinyarwanda.
Il n’y a pas de régions
occupées par un groupe plutôt
que l’autre.
La première mesure
que le gouvernement a prise au
lendemain du génocide a été
d’éradiquer cette maudite carte d’identité ethnique. Aujourd’hui,
il n’y a plus ni Hutus ni
Tutsis au Rwanda. C’est ce qui
fait notre force.
Croyez-vous qu’une paix
durable puisse s’instaurer
dans votre pays ?
Je suis profondément convaincue
que nous allons vers la réconciliation.
Nous nous donnons
les moyens de dépasser
cette haine qui nous a détruits.
Les nouvelles autorités ont la
responsabilité de restaurer l’unité
nationale et de créer un pays où
tout le monde aura sa place. On
voit déjà les premiers résultats de
cette politique. Aujourd’hui, le
Rwanda est en plein essor. C’est
une nation qui travaille et qui est tournée vers le développement.
Qu’attendez-vous de la
communauté internationale ?
Nous avons besoin de son appui
sur le plan judiciaire. Le Tribunal
international d’Arusha a fermé
ses portes. Au Rwanda, la juridiction
traditionnelle des gacaca
a fait tout son possible pour juger
les coupables. Malheureusement,
la majorité des responsables
du génocide se cachent
encore dans les pays occidentaux. Ce sont eux qui ont incité
les Hutus à prendre des machettes
pour aller tuer leurs voisins,
leurs amis. Ils doivent répondre
de leurs actes.
Nous demandons
aux pays occidentaux de les arrêter
et de les poursuivre en justice.
Les génocidaires ne peuvent
pas continuer de vivre en toute
impunité.
Scholastique Mukasonga
est née en 1956 dans la préfecture
de Gikongoro, au
Rwanda.
En 1960, sa famille
faisait partie des Tutsis déportés
à Nyamata, une région inhabitée
et insalubre.
La jeune
fille a étudié dans un lycée de
Kigali, avant de fuir son pays
à l’âge de 17 ans.
Réfugiée
au Burundi, elle y rencontre
son futur mari, un ethnologue
français.
Depuis 1992,
Scholastique Mukasonga vit en Normandie, où elle travaille
comme assistante sociale.
Elle a publié deux récits autobiographiques,
Inyenzi ou lesCafards (2006) et La femme
aux pieds nus (2008), puis un
recueil de nouvelles, intitulé
L’Iguifou (2010).
Son premier
roman Notre-Dame du Nil,
paru en 2012, a remporté
plusieurs prix littéraires, dont
le Renaudot.
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