Propos recueillis par Maxime Rovere - Le 12/09/2012
A propos du livre "Congo, une histoire" de David Van Reybrouck
Avec le livre bouleversant qui consacre des années de recherche au Congo, l’écrivain flamand met fin à la longue incompréhension de l’histoire africaine par les Européens. Son essai montre non seulement que le pays a une histoire, mais que ses habitants en sont les meilleures sources.
En donnant aux témoignages la première place dans vos analyses, vous avez transformé la manière dont on écrit habituellement l’histoire. Est-ce le Congo qui l’imposait ?
Les voix congolaises dessinent des perspectives qu’on retrouve rarement dans les sources traditionnelles de l’histoire. Presque tout ce qui est écrit pendant l’époque coloniale l’a été de la main des Européens ! Utiliser les entretiens comme une source légitime et complémentaire m’a permis de prendre des perspectives qui n’apparaissent pas dans une documentation classique. Je voulais montrer comment la macro-histoire, la grande histoire des événements, se retrouve dans la micro-histoire, celle de la vie quotidienne, dans des affaires de corps, de langage, de nourriture. Ces aspects parfois anodins forment la plus grande partie de nos vies. Pour attirer l’attention vers cela, j’ai surtout interviewé ceux qui sont dans les coulisses, les gens ordinaires, monsieur et madame tout-le-monde. Ce sont eux qui vivent l’histoire.
L’histoire de l’Afrique est souvent racontée selon un schéma ternaire (époque pré-coloniale, coloniale et post-coloniale). Comment modifiez-vous ce schéma ?
Étienne Nkasi |
Diviser l’histoire d’un continent selon la présence ou l’absence des Blancs, quoi de plus européocentrique ? L’histoire humaine au Congo commence il y a près de 100 000 ans. Les Congolais n’étaient pas figés dans un présent éternel en attendant l’arrivée de Stanley pour que l’histoire se déclenche. Pour renverser ce type de cloisonnements, je me suis appuyé sur des gens qui ont traversé plusieurs époques. Ce sont les mêmes qui ont vécu l’indépendance, la première République, la crise, jusqu’à présent. Au fil des décennies, les vies individuelles se sont transformées… Par exemple, dans les années 1950, les femmes parlaient peu français et ne travaillaient pas, cela créait des tensions dans les familles ; dans les années 1980, la crise économique du régime de Mobutu a provoqué une prise de conscience. Tandis que les hommes perdaient leur travail et leur prestige, les femmes ont subvenu aux besoins des familles dans l’économie informelle. J’ai voulu montrer ces évolutions de longue durée.
Dans cette histoire, plusieurs figures émergent. Comment avez-vous rencontré un homme aussi exceptionnel qu’Étienne Nkasi ?
Il a fallu neuf intermédiaires avant que j’entre dans la parcelle d’Étienne Nkasi. J’avais rencontré son frère, âgé de 100 ans. Dans un pays où l’espérance de vie était de 45 ans à la fin de la guerre, je trouvais cela exceptionnel. Lui m’a répondu : oh, ce n’est rien, mon frère aîné a 126 ans. J’ai eu très envie de rencontrer cet homme. Nkasi avait des souvenirs très clairs, très précis : il se souvenait précisément des années 1890, donnait les noms des premiers missionnaires, citait les premières stations du chemin de fer où son père avait travaillé. Ces détails surprenants m’ont convaincu de son âge. Quel bonheur de rencontrer un homme ayant vécu tant de choses, pourvu d’une mémoire impressionnante, et tellement touchant ! Notre amitié a été immédiate. Il comprenait bien ce que je voulais faire, même s’il s’arrêtait parfois au milieu d’une phrase en ayant oublié ce qu’il voulait dire ! Il savait qu’il avait été un témoin privilégié de l’histoire du Congo.
Cependant, l’histoire de l’Afrique semble souvent celle de ses matières premières, et le Congo n’y échappe pas…
Ce qu’il faut retenir, c’est que le Congo sert depuis cinq siècles le capitalisme mondial. Ce furent les esclaves du XVe au XIXe siècle, puis l’ivoire, puis le caoutchouc, puis le cuivre, puis l’uranium, le manganèse, le cobalt, et aujourd’hui c’est surtout le coltan, un métal que l’on trouve dans tous les portables. À l’avenir, il se peut que le Congo dispose encore de la ressource la plus recherchée au monde : il peut soutenir une exploitation hydroélectrique massive ou encore fournir une immense réserve d’eau potable. En tout cas, on ne peut pas comprendre son histoire sans en passer par les grands enjeux internationaux. Mais quand le sous-sol est riche et que l’État est faible, le peuple ne récolte pas les fruits de sa richesse… Il est comme un vieux qui se promène dans le Bronx, la nuit, les poches pleines de diamants. Va-t-on le voler ou le soigner ?
Dans ce contexte, l’Europe ou la Belgique ont-elles un rôle à jouer, et votre travail est-il une contribution ?
Idéalement, ce livre aurait été écrit par une femme congolaise… Mais en tant qu’écrivain belge, j’ai été souvent reçu avec bienveillance par les Congolais, qui se sentent parfois abandonnés par le pays. La Belgique a une certaine culpabilité post-coloniale, mais sa diplomatie joue parfois le rôle de courroie de transmission entre le Congo et l’international. Tant mieux : l’attitude correcte ne peut pas se contenter de l’abstinence.
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